Je tourne la tête et mon regard s’attarde sur l’horloge suspendue au-dessus de mon canapé. Les gros caractères lumineux m’indiquent « 17 h 10 ».
« 17 h 10 » !
Je me lève comme un ressort et me précipite dans ma chambre.
— Merde ! Merde et remerde ! gémis-je en enfilant des vêtements au hasard. Il fait presque nuit. Pourquoi ce fichu réveil n’a-t-il pas sonné, hein ?
Je jette un regard noir audit réveil et un autre à l’énorme chat étalé sur mon lit. Celui-ci redresse la tête et me fixe de ses grands yeux dorés.
— Tu t’en fiches toi ! Ta réserve de croquettes est bien pleine.
— Miaou...
Ce magnifique chat noir m’a adoptée depuis presque trois semaines. Allez savoir pourquoi... Je l’ai trouvé un soir, sur le rebord de la fenêtre de ma cuisine, miaulant comme un malheureux. J’ai pensé qu’il devait avoir faim. Trois soirs et autant de bols de lait plus tard, l’animal est entré et ne m’a plus quittée. Il s’est installé comme un pacha, ce qui lui a valu son nom. Il n’a ni tatouage, ni collier, mais quelle importance ? Pacha est libre de quitter l’appartement quand il le souhaite. Il miaule face à la fenêtre, je la lui ouvre et il part une heure ou deux, puis il revient par le même chemin. Facile.
Un jour, je l’ai mesuré et pesé, par curiosité. Placide, Pacha s’est laissé faire sans broncher. Un mètre trente-sept de la tête jusqu’au bout de la queue et dix-huit kilos, il est tout simplement énorme. Je me suis alors demandé comment un tel chat, que je soupçonne être de race Main Coon vu son gabarit, a fini à la rue. Ces chats sont si beaux ! Et si chers ! Incompréhensible. Pacha est un spécimen particulièrement grand d’après mes recherches. Avec sa robe noire, sa collerette grise et ses pinceaux sur les oreilles, il est magnifique.
— Comme d’habitude, mes pensées s’éparpillent ! dis-je, en enfilant mes bottes.
Je me tourne vers Pacha, toujours étalé sur mon lit.
— Je vais faire vite. Une demi-heure, tout au plus. Peut-être que cette fois, tout se passera bien... Je parle à mon chat ! Il faut vraiment que je retrouve une vie sociale, ça devient grave.
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Ces dernières semaines, je ne me sens pas bien dans la rue. Les poils de ma nuque se hérissent dès que je mets un pied dehors et avec la nuit, c’est encore pire. J’ai la sensation d’être suivie, épiée et j’ai peur. Hélas, mon frigo et mes placards sont désespérément vides. Pour éviter de sortir, j’ai tiré sur mes réserves au maximum. Mais là, je n’ai plus le choix. Il faut vraiment que je fasse un saut à la supérette. Voilà pourquoi j’avais programmé mon réveil pour quinze heures. Je savais qu’une fois plongée dans mon roman, sa sonnerie stridente saurait m’en sortir.
Raté. Fichu engin de malheur ! Et maintenant il fait presque nuit...
Je regarde une nouvelle fois par-dessus mon épaule. Toujours rien.
La devanture du magasin est en vue. Enfin ! Les battements de mon cœur se calment. Pendant la demi- heure que durent mes achats, mon anxiété reflue et je me détends un peu. Mais au moment de sortir du magasin, tout me revient d’un coup. Sur le trottoir, j’hésite, je tergiverse. Derrière moi, la porte automatique ne cesse de s’ouvrir et de se fermer, aussi indécise que moi.
— Bon, il faut bien que je rentre maintenant, marmonné-je.
Une femme chargée et pressée sort du petit supermarché et me bouscule.
— Ben restez pas plantée là ! me lance-t-elle. Vous gênez tout l’monde, là !
— Pardon, dis-je doucement en m’écartant de son chemin.
Elle s’éloigne en ronchonnant.
Mon cœur bat comme un tambour, j’ai la bouche sèche, le souffle court et de la sueur dégouline entre mes omoplates. Chaque jour devient pire que le précédent. J’ai essayé d’en parler à Jerry, mon éditrice, lors de l’un de ses appels hebdomadaires. Elle a ironisé et n’a pas pris la situation au sérieux.
— Vaiana, très chère, ton imagination fertile te joue des tours. C’est dans ta tête tout ça.
— Peut-être, mais...
— Dans ta tête, je te dis !
— Tu as sans doute raison.
— Bien sûr que j’ai raison. Quand ça te prend, tu n’as qu’à... voyons... tu n’as qu’à penser à Leizu, tiens !
— Jerry, c’est un personnage de fiction. Comment...
— Oui, eh bien, elle est dans ta tête aussi. Alors, imagine simplement ce qu’elle ferait à ta place. Elle est si forte, si sûre d’elle. Mets-toi dans sa peau cinq minutes, comme quand tu écris, et avance !
— Jerry... dans sa peau, c’est une blague ! C’est une Immortelle de plus de deux mille ans et elle n’existe pas.
— Et alors ?
Et alors, Jerry a peut-être eu une bonne idée. Que ferait Leizu à ma place, là, maintenant, sur ce trottoir ? Toujours prudente, elle scruterait certainement la rue et les passants. Un coup d’œil à droite, un coup à gauche, rien d’inquiétant. Elle s’élancerait ensuite dans la rue d’un bon pas, sûre d’elle et de sa force, et rentrerait chez elle.
Penser à mon cher personnage m’apaise. Je bouge enfin, direction, mon appartement.
Ma petite bulle d’assurance éclate soudain, après le dernier coin de rue, à cinquante mètres à peine de chez moi. Deux bras puissants me saisissent et deux autres me couvrent la tête d’une sorte de sac en tissu. L’odeur de cette cagoule improvisée est écœurante. La nausée qui me saisit étouffe mes cris. Dans la panique, je lâche mon sac et mes courses s’étalent sur le trottoir. J’essaye de me débattre, aiguillonnée par la terreur. Mais celui qui me retient resserre sa prise. Le souffle court, je continue de gesticuler pendant qu’il m’entraîne à l’écart.
Mes ravisseurs échangent quelques mots dans une langue que je ne comprends pas. On dirait une langue de l’Est...
Une violente douleur éclate dans ma cuisse droite. Une piqûre ! Ils m’ont injecté une saloperie !
À peine cette idée prend-elle forme dans mon esprit que celui-ci s’embrouille.
En moins de dix secondes, mes oreilles se bouchent et mon corps devient lourd. Quelques secondes de plus et tout devient noir.
J’observe Vaiana enfiler ses vêtements pour sortir. Une fois équipée comme une aventurière polaire – l’hiver de Paris est froid, mais tout de même –, elle saisit son téléphone, ses clefs, ses sacs et se rue dehors en me saluant au passage.
Cette fille a un truc spécial, j’en suis certain. Une sorte de douce innocence mêlée à une grande force de caractère, dont elle n’a aucune conscience. Ma part sauvage me le hurle dès que je suis près d’elle. C’est à la fois agréable, mais très étrange pour une simple humaine. Mon chat intérieur – Norsk Skogkatt et non Main Coon, j’y tiens – n’est d’ordinaire pas aussi doux. Loin de là ! Pourtant, avec elle, il est très affectueux et ronronne comme une locomotive. Pas un seul mouvement d’humeur quand elle le prend dans ses bras alors qu’il déteste ça. Vraiment très étrange. Il est aussi terriblement protecteur, même vis-à-vis de moi. En présence de Vaiana, mon chat ne me cède pas facilement la place. J’ai eu toutes les peines du monde à reprendre ma forme humaine pour fouiller son appartement pendant son sommeil. Et à chaque fois que je l’ai fait, mon compagnon m’a lacéré les entrailles de ses griffes pour me signifier son désaccord. C’est sans danger, mais très douloureux.
La porte à peine fermée, je me précipite dans la cuisine.
La fenêtre est entrebâillée, parfait. Je n’ai pas à me transformer pour l’ouvrir.
Je sors et me fonds dans les ombres des toits voisins pour la suivre. Le Prince de Paris m’a demandé de la surveiller de près. Je ne sais pas précisément pourquoi, et m’en fiche éperdument. Je l’aime bien, moi aussi, cette petite demoiselle.
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Deux heures plus tard
Je me glisse en douceur et sans un bruit dans le bureau du Prince de Paris. Ce dernier a exigé le secret concernant ma mission et une discrétion absolue lors de mes visites. Je me conforme donc à ses ordres avec zèle, trompant la vigilance de la maisonnée avec une facilité déconcertante. Je ricane.
« Maman n’a pas fini d’en entendre parler. Oh pardon ! Commandant Brunhilde... »
Pourtant dos à moi, le Prince perçoit ma présence dès que je mets un pied dans son cabinet privé.
— Erland, dit-il doucement, je n’attendais ton rapport que dans trois jours.
— Majesté, dis-je en m’inclinant, tout sourire.
Avec ses joues rondes, ses jolies boucles brunes et son sourire d’ange, cet Immortel a l’apparence d’un magnifique petit garçon d’une dizaine d’années. À la différence de beaucoup, je ne considère pas le Prince comme un enfant, bien au contraire. Son regard est bien trop âgé et peut glacer le sang, même des plus courageux. Il peut se montrer doux et attentionné avec son entourage, mais n’a aucune pitié pour les autres. Et encore moins pour ses ennemis. Malgré sa petite taille, il est aussi un très bon combattant.
De mon point de vue, le Prince est un Immortel exceptionnel et je suis très fier d’être à son service. Il est l’un des rares représentants de son peuple à considérer les thérianthropes comme un Peuple de l’Ombre à part entière, et non comme de vulgaires animaux. Il pense d’ailleurs que tous les Peuples sont égaux en droits comme en devoirs. Hélas, ses valeurs manquent d’adhérents parmi les Immortels, surtout au sein du Grand Conseil de l’Ombre, aréopage censé protéger tous les Peuples.
Sans l’avoir connu, je regrette le temps où cette entité dirigeante était composée d’un représentant par Peuple, et non uniquement d’Immortels. D’ailleurs, je me demande comment ils se sont débrouillés pour en prendre complètement le contrôle...
Le Prince relève la tête du courrier qu’il est en train d’écrire et se tourne vers moi en souriant.
— Quand tu étais petit, tu me tutoyais et m’appelais Louis. Quand nous sommes seuls, évite donc de me donner du « Majesté ». C’est un titre que je n’ai jamais vraiment porté de mon vivant, même si mon illustre père m’a fait l’insigne honneur de me légitimer. Les politesses excessives et autres révérences profondes lui seyaient à merveille. Moi, elles m’irritent plus qu’autre chose. Enfin, passons... (Il redevient sérieux.) Si tu es ici ce soir, c’est qu’il s’est passé quelque chose, alors je t’écoute.
— Il y a deux heures, notre petite demoiselle s’est fait agresser par deux individus. Ils ont tenté de l’enlever en pleine rue alors qu’elle revenait du supermarché. Mais le temps que je descende du toit d’où je la surveillais, les deux gaillards étaient par terre, morts. Vaiana était inconsciente à côté d’eux. Il ne m’a pourtant fallu que quelques secondes pour arriver près d’elle. Je ne sais pas comment elle a fait ça. Leurs corps ne présentaient aucune blessure. Pas même une petite égratignure, rien de rien.
— Comment va-t-elle ?
— Physiquement, elle va bien. Psychologiquement, je ne sais pas. Elle dort pour l’instant.
— Tu l’as laissée seule ?
— Bien sûr que non ! J’ai confié la surveillance à mam... au Commandant Brunhilde. Je l’ai appelée juste après avoir alerté les Lavandiers pour qu’ils s’occupent des corps. J’avais aussi besoin de vêtements. Heureusement, Vaiana avait son portable sur elle, ça m’a fait gagner un temps fou. (Je grimace. La chance n’a pas sa place dans mon travail.) Je l’ai ensuite ramenée chez elle et je l’ai examinée avant de la mettre au lit. Elle ne souffre que de quelques contusions et d’un bel hématome sur une cuisse. Avec une marque de piqûre. J’ai trouvé une seringue dans la main de l’un des deux types. Il a dû lui injecter une sorte d’anesthésique.
— Tu as trouvé des papiers sur eux ?
— Oui, j’ai leurs passeports. (Je pose les possessions des deux hommes sur le bureau de Louis.) Il s’agissait de Lorik et Arti Chomki, double nationalité franco-albanaise.
— Manar ! crache le Prince.
— Que vient faire le Conseiller Ballaban dans cette histoire ?
— C’était donc lui, marmotte Louis. Cela lui ressemble bien d’utiliser ces méthodes de bandit. Mais pourquoi tenterait-il d’atteindre le Royaume des Dieux ? Que cherche-t-il ?
Louis ne répond pas à ma question, et mon chat manifeste douloureusement sa fureur. Il m’a caché des informations capitales et à cause de cela, nous avons frôlé la catastrophe. La vie de la jeune femme est visiblement en jeu, ou du moins sa liberté. Je plaque mes deux mains griffues sur le bureau et approche mon visage de celui de Louis. Un grognement sourd sort de ma bouche sans que je parvienne à le contrôler, mais je ne dois pas laisser la colère de mon compagnon s’emparer de moi.
— Louis ! Tu m’as missionné auprès de Vaiana alors que tu savais qu’elle était en danger ? Que quelqu’un au sein du Grand Conseil s’intéressait à elle ? Tu aurais dû m’avertir de l’implication potentielle d’un Immortel. C’est tout de même le genre de « petit détail » qui change complètement la donne. Tu m’as simplement demandé de la surveiller, elle, pas de la protéger d’une probable agression ! Mon approche n’aurait pas été la même, bon sang ! Que me caches-tu d’autre, hein ?
Sans la moindre appréhension, Louis pose ses mains sur les miennes. Il essaye de me calmer, mais il veut aussi protéger son bureau et son cabinet. Quand mon chat et moi sommes tous deux en colère, le mobilier ou la décoration en pâtissent souvent.
— Je comprends ton indignation, mon ami, me dit-il.
— Justement ! En tant qu’ami, tu pouvais avoir confiance en moi et me raconter toute l’histoire. Pourquoi cette sangsue de Ballaban s’intéresse-t-il à Vaiana ?
— Ce n’est pas une question de confiance, Erland. Je mettrais mon existence entre tes mains. Quand je t’ai envoyé auprès d’elle, je ne savais pas de quel Conseiller il s’agissait. Aujourd’hui, je ne sais toujours pas si Manar est seul, ou s’ils sont plusieurs. Si j’avais su qu’elle courait le moindre danger, je t’aurais prévenu. Manar souhaite certainement obtenir des informations de mademoiselle Darney. Des informations sur le Royaume des Dieux.
Je me calme un peu, mais mon chat ne décolère pas. Au bout de mes doigts, mes griffes se rétractent.
— Quelles informations pourrait-elle détenir sur les Dieux ? J’ai fouillé son appartement à deux reprises. J’ai jeté un coup d’œil à son ordinateur, à son téléphone et je n’ai rien trouvé de spécial. Elle semble mener une vie normale, sans aucun contact avec les Mondes Cachés. Je dirais même qu’elle n’a aucune idée de notre existence. Elle s’intéresse au merveilleux, mais comme une humaine ignorante. C’est en tout cas ce qu’indiquent ses recherches internet et les livres de sa bibliothèque.
— As-tu lu ses romans ? demande le Prince.
— Non, enfin pas vraiment. Juste quelques paragraphes au hasard, quand elle écrivait et que mon chat passait par là. Il s’intéresse plus à elle qu’à son travail.
— Il y a quatre semaines, après la réunion du Grand Conseil, qui avait lieu ici, j’ai trouvé deux feuilles de livre coincées entre les coussins, sur l’un des fauteuils du grand salon. Je les ai lues et le mot « thérianthrope » a attiré mon attention. Dans la littérature fantastique, ton peuple est plutôt désigné par le terme « métamorphe ».
— Louis, viens-en au fait. (Je soupire.) Sinon je lâche la bride à mon cher compagnon. Il passe actuellement ses nerfs sur moi et ça n’a rien d’agréable.
— J’y arrive. Après quelques recherches sur internet, j’ai découvert qu’il s’agissait d’un roman de notre jeune Vaiana. Il a pour titre « Amaterasu », et c’est le premier tome d’une trilogie nommée « Les Larmes des Dieux ». Curieux, je l’ai lu. Il raconte comment une femme, nommée Ayumi, devient la gardienne d’un magatama. C’est un petit objet sacré japonais, en forme de virgule. Celui-ci lui est confié par Amaterasu, la déesse shinto du Soleil. On y apprend aussi que ces objets sont au nombre de trois. Un par membre de la Trinité que forment Amaterasu et ses deux frères : Susanoo, dieu de la Mer et des Tempêtes, et Tsukuyomi, dieu de la Lune. Ces trois objets réunis forment une sorte d’amulette, un tomoe, capable d’ouvrir un portail vers le Royaume des Dieux. Cette histoire est palpitante, mais son vocabulaire est un peu trop bien choisi, trop réel à mon goût. Il y a des termes comme « thérian », « Immortel » ou encore « Peuples de l’Ombre ». Elle y décrit aussi nos capacités avec trop de précision. Pour en avoir le cœur net, j’ai téléphoné à l’une de mes plus chères amies qui est japonaise et shintoïste. Mon amie ne savait rien de Vaiana avant que je ne lui en parle. Je lui ai ensuite résumé le roman et elle n’a fait aucun commentaire. Elle s’est contentée de me remercier un peu sèchement, puis elle a raccroché. Je l’ai sentie très contrariée. Vois-tu où je veux en venir ?
Quand je percute enfin, je suis sous le choc.
— Les faits sont réels ? Ces objets existent ?
— Oui, je le pense. Je connais mon amie et son silence m’a tout dit.
— Mais comment est-ce possible ?
— Je ne sais pas. Il y a quelques minutes, tu m’as dit que Vaiana ne savait rien de notre existence. Elle a donc écrit ses romans en toute ignorance. Mais il n’en demeure pas moins que les éléments de ses histoires lui sont parvenus, d’une manière ou d’une autre.
— As-tu lu les tomes suivants ?
— J’ai en effet lu le deuxième tome, paru en fin d’année dernière. Il raconte l’histoire de Takahiro, le gardien du magatama de Susanoo. J’ai appris il y a deux jours que le troisième tome était encore en cours d’écriture. C’est donc le manuscrit sur lequel Vaiana travaille actuellement. À la lumière de tout ceci, j’avais l’intention de modifier ta mission auprès de notre jeune demoiselle. Je voulais te demander de fouiller son manuscrit afin de connaitre le nom du troisième gardien. Je pense que Manar veut la même information. Il veut s’approprier ces objets sacrés.
— As-tu parlé avec ton amie, dont tu me caches le nom, de l’intérêt de Ballaban pour tout ça ?
— Non, pas encore. (Louis grimace.) La situation est très délicate. Manar, le Grand Conseil et elle, ne sont pas vraiment amis... et je ne veux pas ajouter de l’huile sur le brasier qui les sépare déjà. Les conséquences pourraient être dramatiques pour l’équilibre fragile des Mondes Cachés.
— La sangsue et ton Conseil ne sont pas non plus mes amis. Cela nous fait un beau point commun. Qui est-elle, Louis ? Est-ce une Immortelle ?
— Tu ne vas pas lâcher l’affaire, n’est-ce pas ?
— Effectivement. J’ai besoin de savoir pour comprendre. Tu sais très bien que je réussirai à obtenir ces informations par mes propres moyens. Ce sera juste plus long.
Je croise les bras et m’appuie contre le bureau, paré de mon air le plus buté. Non, je ne lâcherai rien.
Louis soupire, vaincu.
— Très bien... Oui, c’est une Immortelle. C’est la plus belle et la plus... sage que je connaisse. Elle s’appelle Leizu.
Il y a une telle tendresse dans la voix de Louis ! Celle dont il parle est plus qu’une amie pour lui. Je sais déjà énormément de choses sur le Prince, mais je ne l’ai jamais entendu mentionner cette Leizu.
— Pour tout te dire, reprend Louis, après ma Transition, c’est elle qui m’a tout appris des Peuples de l’Ombre et des Mondes Cachés. Elle a quitté Paris et le service de mon père pour m’emmener chez elle, à Montpellier. Pendant dix ans, elle m’a enseigné l’histoire des Peuples et les lois qui les régissent. Elle m’a montré que la bienveillance et la tolérance n’étaient pas des faiblesses, bien au contraire. Elle m’a appris à me nourrir avec discernement et à me battre, mais aussi à aimer. Sans son affection, sa patience et sa rigueur, je serais devenu fou à cause de la faim et du poids de l’éternité. Je n’étais qu’un enfant, perdu dans son immortalité. C’est à elle que je dois celui que je suis aujourd’hui.
— Tu es son Obligé ?
— Non, elle n’est pas ma Mère. Elle est d’ailleurs farouchement opposée au don de la Transition, surtout aux enfants.
— Pourquoi ne lui as-tu rien dit au sujet de Ballaban ? Que crains-tu ?
— Je ne rentrerai pas ici dans les détails, mais sache simplement que de nombreux différents ont jalonné l’histoire de Leizu et Manar. Le dernier a entraîné le bannissement de Leizu du Grand Conseil. Le jour de son départ, elle a menacé Manar et tous les Conseillers de destruction s’ils s’immisçaient à nouveau dans sa vie. Elle ne veut plus avoir affaire à eux de quelque manière que ce soit. Un avertissement de Leizu n’est jamais à prendre à la légère.
— Pourquoi ?
— Justement parce qu’il y en a un. La plupart du temps, elle n’en donne aucun.
— Elle irait jusqu’à détruire Manar ?
— Elle irait jusqu’à tous les détruire s’ils ne tenaient pas compte de son coup de semonce. Elle en a le pouvoir, n’en doute pas une seconde. À côté d’elle, je suis un nouveau-né...
Je n’en crois pas mes oreilles. Une Immortelle serait capable d’éliminer l’instance qui nous dirige tous, alors que son propre peuple en est le maître depuis plus de mille ans ! Je comprends mieux les conséquences dramatiques dont parlait Louis tout à l’heure, mais je l’aime déjà, cette femme hors du commun.
Malheureusement, si le Grand Conseil disparaissait, des conflits éclateraient entre les Peuples pour la succession. Les Immortels ont tellement bien entretenu les griefs des uns contre les autres...
— Divide et impera, marmonné-je.
— Je vois que tes pensées ont suivi le même chemin que les miennes, répond Louis. Mes semblables se sont parfaitement approprié cette maxime. Les tensions entre les Peuples n’ont jamais été aussi intenses. Nous devons savoir si Manar n’agit que pour lui ou s’il a des complices au sein du Grand Conseil. S’il compte ouvrir un passage jusqu’au Royaume des Dieux, je dois découvrir pourquoi.
— Il faut faire vite alors. Maintenant que tu as informé Leizu, elle va se renseigner de son côté. Et le connaissant, Ballaban doit déjà avoir mis la main sur les deux premiers objets. Son implication ne tardera pas à se savoir.
— Je sais que je ne peux pas te demander de...
— Ne me le demande pas alors. Je dois retourner auprès de Vaiana pour la protéger. Il a essayé une fois, il retentera sa chance. Et certainement avec plus de moyens, cette fois.
— Très bien. Je demanderai à ta grand-mère de m’envoyer plusieurs membres du clan pour la surveillance de Manar et des autres Conseillers. Va et veille bien sur notre petite demoiselle. Essaye de savoir comment elle obtient ses informations et surtout, qui est le troisième gardien. Il faut protéger cette personne de la convoitise de Manar.
J’acquiesce et je sors en silence. J’en profite pour leurrer à nouveau les gardes du Prince, mais sans amusement cette fois. Je presse le pas. Il me tarde de retrouver la jeune femme et de m’assurer qu’elle va bien.
Je me pose quand même beaucoup de questions au sujet de l’amie de Louis. Cette Leizu m’intrigue. Si elle est aussi âgée que Louis l’a sous-entendu, pourquoi ne dort-elle pas ? Je ne connais qu’un seul Immortel très âgé et encore éveillé : Al-Mansûr, membre du Grand Conseil, aussi appelé le Sultan. Il doit avoisiner le millénaire. Mais il est fatigué d’exister et de plus en plus mélancolique. Le monde ne l’intéresse plus beaucoup. Est-elle encore plus âgée que lui ? Est-elle vraiment capable d’éliminer tous les Conseillers ? Louis ne semble pas en douter.
Je sais pourquoi le Prince supporte tous ces salamalecs, ces complots et ces coups bas. Mais par la Grande Mère, je déteste la politique ! Il n’y a pas un peuple pour rattraper l’autre dans ce domaine. C’est un gros panier de crabes, dont les plus gros et les plus forts sont les Immortels.